La SCEA des Jardinets
Les serres de Philippe Cluzeau à Saâcy-sur-Marne
Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de l’histoire de votre exploitation ?
Ingénieur informaticien de formation, j’ai fait du développement informatique et surtout de la gestion de projets. Aujourd’hui je travaille principalement sur l’exploitation mais j’ai conservé une activité d’enseignement en école d’ingénieurs et une petite activité de journaliste depuis 2015, j’écris dans des magazines dédiés au bâtiment sur tous les sujets réservés aux nouvelles technologies.
Je me suis installé sur ce site à Saâcy en 2008, alors que je travaillais en parallèle. J’ai cultivé jusqu’à un hectare tout seul, et ce que je gagnais avec les Amaps était réinvesti totalement dans l’exploitation. La collaboration avec François qui était mon voisin et la création avec lui de la SCEA des Jardinets en 2017 ont permis de rendre le modèle viable. On a juste déployé le petit modèle que j’avais développé seul sur une plus grande échelle (x 8) en automatisant ou en simplifiant tout ce qui est à faible valeur ajoutée ou qui n’est pas proche de la beauté de notre métier, afin de ne pas se blesser. Ces processus sont uniquement utilisés pour améliorer la qualité de vie du quotidien et non pour supprimer des emplois. Nous sommes ainsi passés de trois Amaps en 2008 à neuf Amaps aujourd’hui, ce qui a alors permis d’embaucher deux salariés à temps plein et de créer un poste saisonnier. Dans le cadre de la SCEA des Jardinets, François s’occupe entre autres du poulailler à Citry et des travaux mécanisés, tandis que je travaille essentiellement sur le site de Saâcy-sur-Marne.
Nous avons actuellement huit hectares de terre, et une parcelle en dehors avec un hectare de blé. Sur le site de Saâcy, il y a 2200 m2 de serres dont 1500 m2 rien que sur la plus grande, où sont actuellement cultivés tomates, aubergines, concombres…
Philippe Cluzeau
Quels sont les enjeux actuellement rencontrés en agriculture biologique et paysanne ? Et comment abordez-vous la concurrence avec le bio industriel ?
Le bio industriel suit le même cahier des charges que le bio en agriculture paysanne. Mais produit-on la même qualité de légumes ? Non, en agro-industrie on sélectionne des variétés de légumes avec un niveau de productivité supérieur, récoltable en machines. Ce qui rentre sur le territoire européen est soumis au même cahier des charges que nous. En revanche la liste de produits phytosanitaires est très large: il faut savoir qu’il existe aujourd’hui un nombre très important de ces produits autorisés en bio. Même s’il s’agit de produits naturels, leur innocuité n’est pas garantie (l’amiante est un produit naturel par exemple !). Beaucoup de phytos en bio sont nuisibles aux abeilles, on peut les appliquer, mais à des moments où il n’y a pas de vols d’abeilles, comme les agriculteurs en conventionnel le font maintenant de nuit par exemple. Ce sont de nouvelles mesures qui permettent d’éviter les dérives.
Pour ma part, j’évite les produits phytosanitaires même autorisés en bio car je n’aime pas cela, je préfère utiliser des filets anti-insectes qui recouvrent la plante pour éviter qu’elle ne se fasse dévorer. C’est uniquement dans des situations exceptionnelles que je peux être contraint d’utiliser des phytos, mais toujours dans de très petites quantités, comme l’année dernière pour les pommes de terre où il y a eu beaucoup de mildiou contre lequel j’ai utilisé du cuivre. Sur les serres, on n’utilise vraiment aucun produit, on trouve d’autres solutions. Par exemple, on a sorti les courgettes tardivement des serres pour éviter l’attaque des pucerons, et on utilise de la lutte biologique à l’intérieur des serres, ce sont comme des salières remplies insectes qu’on va déposer sur les cultures. Cette lutte va permettre d’éradiquer les attaques d’insectes ravageurs et elle est respectueuse de l’environnement. L’inconvénient c’est le coût, par exemple pour traiter un tunnel, il faut débourser 1500 euros par an juste en insectes alors qu’avec des produits phyto cela ne coûterait presque rien. C’est là qu’on voit la différence entre le bio industriel où ils ne peuvent pas traiter manuellement toutes les cultures et où ils sont soumis à des contraintes de rentabilité beaucoup plus importantes.
Que pensez-vous de la promotion de l’agriculture locale ?
En ce moment, il y a une logique qui consiste à promouvoir l’achat local. Mais il faut également distinguer le bio du local qui est très à la mode. Local ne veut pas dire bio et ne veut pas dire non plus absence de produits phytosanitaires. Par exemple, beaucoup de gens cultivent de la fraise locale dans le secteur: elles sont belles, rouges et grosses, mais produites hors sol avec de l’irrigation permanente d’engrais liquide. Nombreux sont ceux qui refusent de faire du bio car ils se gardent la possibilité avec l’agriculture raisonnée d’utiliser des produits phytosanitaires qui leur permettraient de s’en sortir si jamais ils ont un problème. Globalement, ils en utilisent de moins en moins, mais conservent quand même la possibilité de le faire. Alors que nous, on se garde la possibilité de perdre: ce sont deux approches différentes.
Quel modèle agricole défendez-vous ?
On peut se poser la question du modèle par rapport à celui des œufs bio qu’on a mis en place : aujourd’hui, tout le monde a accès à des œufs bio, mais ils ne proviennent pas de poulaillers semblables à celui que nous avons monté. La législation en bio autorise actuellement la mise en place de poulailler de 3 000 poules. Il existe donc des exploitations bio avec 12 000 poules sur le site, dont l’alimentation, la récolte et la mise en boîte sont automatisées. Bien qu’il y ait des grandes pelouses devant ces poulaillers, dont la surface correspond bien au cahier des charges bio, les poules ne sortent pas forcément et préfèrent attendre sans bouger la nourriture déversée automatiquement.
Nous appliquons le même cahier des charges, sauf que nos 249 poules vont sortir, c’est pourquoi à mes yeux nous faisons des produits très différents du bio industriel. La question de fond est de savoir quel modèle agricole on veut : soit une démultiplication (et donc une création d’emplois très importante) de l’agriculture paysanne, soit développer le bio à tout prix et en conséquence passer par un modèle industriel. Sur la durée, en agriculture paysanne, nous sommes créateurs d’emplois et donnons accès à des légumes locaux avec très peu de transport, tandis que l’autre modèle est destructeur d’emploi : les agriculteurs rentrent alors dans la sur-spécialisation des productions de légumes en plein champ même s’ils se conforment au cahier des charges de l’agriculture bio. Ils vont s’allier avec des grosses coopératives de l’agro-industrie, avec qui ils vont faire des contrats sur quelques années à prix fixe, ce qui leur garantit un revenu. Cela les fait rentrer dans un système où, au bout d’un certain temps, comme dans l’agriculture conventionnelle, les coopératives peuvent les contraindre à baisser les coûts. Dans ce cas, ces agriculteurs n’ont plus le choix, leurs investissements en terres et en machines les font basculer dans le cercle des crédits et des financements des aides de la PAC. La seule solution est alors de racheter des surfaces pour augmenter la production, pour pouvoir à taille supérieure garantir un revenu équivalent à celui qu’on avait avant. Tout cela, sans création d’emploi.
Ce modèle de bio industriel a certes pour avantage une diminution des intrants chimiques, ce qui est bon pour la nature. Mais sur le plan de l’emploi c’est neutre voire négatif, et sur le local il n’y a aucun gain par rapport à l’agriculture conventionnelle. C’est un schéma qu’on a déjà connu et qui est en train de se reproduire.
Quand on défend comme vous l’agriculture paysanne, comment penser le modèle agricole de demain ?
Si on voulait nourrir tout le monde de façon aussi qualitative que dans les Amaps, cela impliquerait de démultiplier une structure comme la nôtre, créer des emplois, refaire vivre une agriculture paysanne comme elle fut autrefois un des premiers pourvoyeurs d’emplois. Mais c’est un modèle qui a un coût. Et dès qu’on a un problème de coût, on industrialise les processus. Mais cela ne rend pas forcément le bio plus accessible : dans la grande distribution, on ne vend plus les fruits bio au kilo mais à la pièce, donc cela coûte au final plus cher que le producteur bio du coin. Les marges de l’agro-industrie bio sont bien plus importantes que celles de l’industrie conventionnelle, par conséquent le consommateur n’est pas gagnant.
Il faudrait des politiques engagées pour faciliter le déploiement de structures comme la nôtre, mais les consommateurs ne sont pas forcément prêts à accorder un budget plus important pour leur alimentation, les modes de consommation et les priorités ayant changé. Or il est impossible de produire du bio local en petite structure à des prix de hard discount.
Il me semble difficile d’attendre du changement de la part des politiques pour déployer un modèle de production plus vertueux, il doit donc venir d’une prise de conscience des gens, mais si il n’est pas aidé par des solutions politiques globales, le modèle que je défends n’existera pas au-delà de niches telles qu’elles existent aujourd’hui. Il n’est donc pas étonnant d’assister à une stagnation du bio qu’il soit industriel ou paysan, voire une baisse face à chaque crise…
Reportage réalisé en juin 2022 par Philippe S. et Isabelle C.
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